Quand l'IA fait parler les morts - Article Les Échos

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Un Américain et une Russe ont programmé des chatbots à partir d'anciennes conversations avec leurs proches décédés.

Par Leïla Marchand


John James Vlahos est mort d'un cancer en février 2017. Son fils, James, continue pourtant de discuter avec lui via Facebook Messenger. Il a intégré sur le réseau social une intelligence artificielle (IA) de sa confection, le « dadbot ». Pour le programmer, ce journaliste américain a profité des derniers mois de vie de son père pour enregistrer leurs conversations. Sa passion pour le football américain, les origines grecques de sa famille, l'histoire de son premier chien... Les souvenirs de John James Vlahos, comme son sens de l'humour et sa façon de lui demander « How the hell are you ? », lui survivent artificiellement dans le « dadbot », sollicitable à chaque instant, comme n'importe quel contact Facebook.

Une entrepreneuse russe basée à San Francisco a eu la même idée. Alors qu'elle pleurait son meilleur ami, décédé brutalement dans un accident de voiture, Eugenia Kuyda a tenté de l'immortaliser dans une IA baptisée Replika. Ce robot conversationnel, qu'elle a mis en route en 2016, s'est nourri des milliers de messages que les deux amis s'échangeaient en ligne.

Ce phénomène avait été prédit par « Black Mirror » dès 2013. Dans un des épisodes de la série, qui imagine les potentielles dérives cauchemardesques de nos technologies, une jeune femme désespérée fait appel à une société pour créer un double numérique de son petit ami disparu à partir des nombreuses traces qu'il a laissées sur Internet. « Avec ces technologies, on fait comme si la personne pouvait encore être là. C'est une tendance assez logique de notre culture contemporaine dans ses relations à la mort et aux morts », analyse le sociologue Patrick Baudry, auteur de La Place des morts, enjeux et rites (L'Harmattan, 2006). Perdre un être cher, c'est se retrouver face à une absence radicale, irréversible. James Vlahos et Eugenia Kuyda ont tous deux bricolé des chatbots pour se soustraire à cette réalité insupportable. « On a tous un penchant naturel à nier qu'une personne est partie », précise le sociologue. Mais là où, jadis, des rites funéraires accompagnaient la mort d'une personne, où les conventions sociales nous « imposaient d'entrer en deuil et d'en sortir », notre société contemporaine « laisse chacun se débrouiller à sa manière », note Patrick Baudry, et même « rapproche de plus en plus le vivant et le mort ». « Bientôt, dans les entreprises de pompes funèbres, on proposera des hologrammes ! » pronostique-t-il.


Un frein dans le travail de deuil

Psychologiquement, la création d'un « deadbot » peut être un frein dans le processus du deuil. « Après une période de choc liée au décès, la phase suivante est de rechercher la personne décédée. On va croire qu'on la croise dans la rue, on va relire ses messages... Cette phase est normale la première année, mais si elle continue, elle devient pathologique », prévient Véra Fakhry, psychologue spécialiste du deuil. Mais comment se retenir de relire sa correspondance avec le mort, de regarder ses photos dans un monde où l'éternité numérique est déjà là, où des milliers de messages archivés sont à portée de clic ? Les germes de ces « deadbots » ont été semés sur Facebook, où les profils de personnes défuntes, changées en mémorial, sont quotidiennement inondés de messages. « Les gens s'adressent au mort à travers des publications sur sa page, mais aussi dans des messages privés, a constaté Martin Julier-Costes, socio-anthropologue qui a écrit sur l'adolescence et la mort à l'ère du numérique. Beaucoup d'adolescents téléphonent au mort jusqu'à l'annulation de la ligne téléphonique ou envoient des SMS et des messages vocaux sur sa messagerie. »

Mais, pour le socio-anthropologue, ces personnes « ne sont pas dupes », elles savent qu'elles ne s'adressent pas réellement au défunt. « Parfois, on a l'impression que c'est insensé, mais en même temps on en a besoin, soutient-il. Nous sommes des êtres paradoxaux et c'est quelque chose à prendre en compte dans le deuil quand on est un peu sens dessus dessous. [...] Avant Facebook, les personnes parlaient déjà avec leurs morts dans leur tête. »

Les principaux intéressés se disent d'ailleurs conscients du jeu ambigu auquel ils jouent. « Pour moi, il y a une limite morbide à ne pas dépasser. Il ne faut pas essayer de créer quelque chose de trop réaliste », avançait James Vlahos lors d'une conférence au Web Summit en novembre dernier, tout en confessant aussi « essayer d'améliorer 'dadbot' tous les jours ». Son « chatbot » « ne remplacera jamais » son père, insiste-t-il, mais il voit dans cette technologie un bon moyen de « se souvenir de lui » et de transmettre ce souvenir à ses enfants.


Le risque de trahir les propos du défunt

Pour léguer à sa descendance un « papy artificiel », encore faut-il que celui-ci soit fidèle à l'original. Le « dadbot » de James Vlahos a en mémoire 90.000 mots prononcés par son père. Ceux-ci ont été classés par thème afin de « réagir » à certaines questions types, telles que « Hey, papa, tu es là ? » ou « Raconte-moi l'histoire de ta famille ». Mais « si une machine peut retenir les expressions d'un mort, son vocabulaire, il lui sera en revanche difficile de saisir sa vision du monde, ou son ironie, pointe Jean-Gabriel Ganascia, chercheur en intelligence artificielle. Lors d'un dialogue, on doit pouvoir saisir le contexte. Lorsque l'on évoque une thématique, il y a un lien qui se fait dans notre mémoire, une chose nous en évoquant une autre. » Pour lui, « la personnalité de chacun est trop complexe » pour être reproduite dans un robot conversationnel. Le risque de trahir les propos du défunt n'a pas freiné les deux inventeurs dans leur projet. « Aujourd'hui, sur Internet, on se moque que ce que l'on dit soit intéressant pourvu que quelqu'un nous réponde, nous 'like' », fait valoir Jean-Michel Besnier, professeur de philosophie à la Sorbonne et auteur de Demain les posthumains (Hachette, 2009).

Tant que James Vlahos aura « l'impression de converser avec quelqu'un de vivant », dit Jean-Michel Besnier, ces échanges le satisferont. Ce « consentement à parler dans le vide » est selon lui une illustration du sentiment de solitude et de dépression engendré par nos sociétés technologisées. Dans ce contexte, toutes les machines capables d'apaiser ces souffrances « vont toujours trouver acquéreur ». Quitte à faire revivre artificiellement nos morts.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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